INTERVIEW - Bernard Hinault : «Tadej Pogacar... il me rappelle Eddy Merckx et moi»

En marge de la présentation des futurs Super Mondiaux de cyclisme UCI 2027, dont la 2e édition (après celle de Glasgow 2023) aura lieu du 24 août au 5 septembre 2027 en Haute-Savoie pour 13 jours intenses de compétition, Cyclism'Actu était avec Bernard Hinault à Sallanches. "Le Blaireau", qui compte 5 Tour de France, 3 Giro, 2 Vuelta, 2 Liège-Bastogne-Liège, 2 Lombardie, 1 Paris-Roubaix, et un mythique titre de champion du monde à Sallanches, a évoqué de nombreux sujets durant plus de 15 minutes d'interview. Les "Fantastiques", les Super Mondiaux, les coureurs français, le cyclisme actuel... l'interview de Bernard Hinault, c'est à regarder ici, ou à lire ci-dessous.
Vidéo - L'interview de Bernard Hinault au micro de Cyclism'Actu
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"Pogacar, van der Poel... ça me rappelle Eddy et moi"
Est-ce que vous êtes ravi quand vous voyez des gens attaquer de très loin, comme on a pu le voir ces derniers temps ?
Ça me rappelle les bons moments, ce que nous, on a pu faire avec Eddy, avec plein d'autres vieux coureurs qui ne se posaient pas la question. Quand on voyait que les autres étaient un peu en difficulté, tac, une petite "pichenette".
Remco Evenepoel… Qu'est-ce que vous pensez ?
Il tombe souvent ! Non, c’est un très bon coureur. Tu n’es pas champion olympique dans deux disciplines si tu n’es pas un bon coureur. Mais maintenant, est-ce que c’est un grand coureur sur des courses aussi difficiles ou dans les Grands Tours ? Ça, c’est autre chose. Il est jeune, il a encore le temps de progresser. S’il veut gagner le Tour, est-ce qu’il peut le faire ? C’est sûr qu’il peut faire les classiques, il n’y a pas de souci là-dessus. Même des championnats du monde, il a été champion olympique... il avançait bien.
Est-ce que ça vous plaît de voir l’émergence de ces rivalités, de revoir Van der Poel, de voir Pogacar sur tous les terrains ? Ça vous rappelle votre époque ?
Bien sûr. Pour celui qui aime le vélo, c’est du rêve. Voir des coureurs qui attaquent sans se poser trop de questions, qui observent un peu leur adversaire, et puis d’un seul coup disent : « Bon, j’y vais maintenant, il est en difficulté ». Et à Paris-Roubaix, Pogacar, malheureusement il chute, mais ça fait partie de la course. Autrement, on aurait eu un final exceptionnel entre les deux. Il y en aurait un qui aurait lâché, c’est sûr.
"Pogacar... celui qui m'inspire le plus, le plus proche de nous"
Est-ce que ça vous manquait, ces rivalités, ces coureurs capables de jouer sur tous les terrains ?
Tu n’as pas besoin de le répéter. Tu le dis, tu le sais. Il y a eu un moment où tu venais à la maison, tu te disais : « Je regarde les 20 derniers kilomètres, je sais comment ça va se passer ». Il n’y avait pas d’intérêt. Aujourd’hui, il y en a. Dans le Tour, ceux qui sont devant ne sont plus des équipiers, c’est rare. Ce sont les leaders qui se battent entre eux. Avant, c’était presque une course d’équipiers, et le leader sortait dans les derniers kilomètres. Il n’y avait pas de piment.
Il y en a un qui vous plaît plus que les autres parmi les champions de ce printemps ?
Celui qui m’inspire le plus, c’est Pogacar depuis un certain nombre d’années. Il est capable de faire des courses en début, en milieu et en fin de saison. C’est celui qui est le plus proche de nous, les vieux guerriers comme Merckx et moi.
Et Van der Poel ?
Van der Poel, c’est un coureur différent. Il est là pour les classiques. Il est très bon. Il fait une campagne de cyclo-cross ou de VTT. Il y en a beaucoup qui voudraient avoir son palmarès. Dans le Tour, je ne sais pas s’il le fera cette année. Mais c’est un coureur, quand on regarde ce qu’il a fait l’an dernier dans les sprints, quand il emmène le sprint, ça va très vite. Donc derrière, ça gagne. C’est aussi une course d’équipe entre eux. Et ça, c’est génial.
"Quand tu vas faire 20 fois la Côte de Domancy..."
Ce qui frappe, c’est que ce sont des adversaires sur le vélo, mais de vrais amis à côté...
Oui, c’est ça la beauté du sport. Tu te mets sur la gueule dans la course, et après c’est fini. Tu m’as battu ? Ok. Mais demain, je vais t’en mettre une. C’est ça qui est beau. Pas faire la gueule parce qu’on t’a battu. Il faut accepter. Tu ne peux pas être le meilleur tout le temps. Il suffit d’une petite faute. Sur Paris-Roubaix, Pogacar va peut-être un peu trop vite, maîtrise mal son vélo, une petite chute, c’est fini. Mais à la sortie, quand tu vois qu’ils s’embrassent sur le podium, moi je trouve ça génial. C’est l’image qu’on doit donner du sport.
Qu’est-ce qui fait, selon vous, le caractère mythique de cette côte de Domancy?
C’est la répétition. Quand tu vas refaire 20 fois le même circuit, je pense que ça va marquer.
Et justement, ces formats en circuit, on en voit de plus en plus. Qu’est-ce que ça change ?
Ça change un petit peu. Sur une étape en ligne, tu peux parfois te reposer. Là, si tu es mal placé, avec une descente rapide derrière, tu fais des efforts en plus. Il faut être hyper concentré et toujours dans les 30 premiers.
"Liège-Bastogne-Liège ? Quand tu vois le début de saison de Pogacar..."
Avant les Mondiaux 2027, il y a Liège-Bastogne-Liège dans 10 jours. Votre favori, c’est Tadej Pogacar ?
Tu ne peux pas faire autrement. Quand tu vois ce qu’il a fait depuis le début de saison, tu es obligé de le mettre favori.
Est-ce que cela ne va pas l'épuiser de faire toutes ces courses avant le Tour ?
Pourquoi il ne pourrait pas le faire ? C’est ce qu’on faisait nous aussi. Et eux ne pourraient pas ? Ça voudrait dire qu’ils sont moins bons ? Non. S’il gère bien son physique, ses temps de repos, il n’y a pas de raison. Il l’a déjà fait.
Vous avez dit depuis longtemps que Pogacar peut gagner tous les Monuments...
Et qu’est-ce qu’il a fait ? Il a déjà gagné Liège, Lombardie, le Tour des Flandres. Il est deuxième de Roubaix. Il n’a pas encore gagné Milan-Sanremo, mais ce n’est pas grand-chose, non ? Et il a quel âge ? 26 ans. Il lui reste encore au moins quatre belles années. Voire cinq ou six. Il a encore le temps de gagner.
"Les Français... des 750 cm³ contre des 1000"
Le plus dur à gagner pour lui, c’est Roubaix ou Milan-San Remo ?
Ni l’une ni l’autre. Le jour où il en aura vraiment envie... Tout le monde disait pour Roubaix : « C’est la première fois qu’il vient, il ne sera pas bien ». Pourquoi ? Il l’a prouvé. Sans la chute, qui sait ce qu’il aurait fait ? J’espère qu’il reviendra. Il a montré qu’il en était capable.
Je reviens à 1980, Bernard. Ce n’est pas l’année la plus forte en émotions pour vous ? Liège sous la neige, le Tour abandonné, le titre mondial…
Toutes les courses que j’ai gagnées, je me suis fait plaisir. C’est un moment dans ta carrière, et le lendemain tu penses déjà à la prochaine. C’est pas mal.
Ça fait 40 ans qu’un Français n’a pas gagné le Tour. Même les Belges, ça fait un moment. Pourquoi ?
C’est dommage, mais on n’a peut-être pas le champion hors normes comme certaines nations. On a des bons coureurs, mais il leur manque quelque chose. Moi je dis souvent : 750 cm³ contre des 1000 cm³. Tu fais comment ? Tu peux bosser, mais le 1000 va toujours plus vite.
"Tu as beau bosser, tu ne seras jamais un 1000"
Ça vient d’où ? Manque de talent ou de formation ?
À mon avis, c’est les capacités physiques. Ils ne les ont pas. Pogacar, Vingegaard, Evenepoel, Van der Poel... c’est au-dessus. Peut-être qu’il y a un gamin de 10 ans aujourd’hui qui deviendra un super champion, mais on n’en sait rien et ça qui est terrible. Tu as beau bosser tu ne seras jamais un 1 000.
Wout van Aert, pour vous, c’est un 750 ou un 1000 ?
Plus proche du 1000 quand même.
Et justement, Van Aert chute souvent. Comme Evenepoel. Les Belges ne savent pas courir ?
Pourquoi vous ne nettoyez pas les routes ? (rires). Non, c’est les circonstances. Remco, il s’est pris une voiture, non ? La dernière fois. Il ouvrait la porte, il n’avait pas pris le courrier ! (rires) Aujourd’hui, dans le sport de haut niveau, il ne faut pas avoir le moindre problème. Tu perds énormément. C’est super dur de revenir après une blessure.
"Les directeurs sportifs... ils ont oublié l'humain"
Et ça joue aussi sur le mental, il y a beaucoup de jeunes qui ont des soucis...
Il faudrait demander aux directeurs sportifs. Quand il y en a un pourcentage qui pète les plombs, faut réfléchir. C’est bien gentil les watts, mais ils ont oublié une chose : ce sont des êtres humains. Il y a trop de pressions sur eux.
Il y avait moins de pression à votre époque ?
Bien sûr. On n’avait pas tous ces psychologues. Tu te débrouillais, et puis c’est tout. Aujourd’hui, il faut le psy, le nutritionniste... mais quand est-ce que je vis, moi ?
On a vu des problèmes de sécurité aussi, avec des courses arrêtées. Votre avis ?
S’ils enlevaient les compteurs, peut-être qu’ils verraient la route ! Il y a les freins à disque, plus puissants. Les aménagements routiers sont plus dangereux. Et en plus ils regardent leur compteur. Faut peut-être penser à regarder la route aussi. Un jour, j'étais au Tour de Bretagne et j'étais avec un directeur sportif qui me disait que son coureur ne regardait que ses watts, et pas la route.
"Julian Alaphilippe... c'est devenu un capitaine de route"
Et les oreillettes ?
Elles pourraient être utiles si c’était l’organisateur qui les utilisait pour annoncer les dangers. Très souvent, ceux qui sont devant ne les entendent même pas. Les directeurs les entendent, mais est-ce qu’ils transmettent l’info ? Pas sûr.
La nouvelle génération française, vous en pensez quoi ?
Des bons petits coureurs… Mais on revient à la même chose. Des 750 avec des 1000.
Julian Alaphilippe, vous le sentez comment aujourd’hui ?
On verra. Il est présent, il se bat, il essaie, mais il n’a pas de résultats. Il aide ses équipiers, c'est peut-être devenu un capitaine de route pour les jeunes de son équipe.
Pogacar parle souvent de plaisir, c'est ça aussi qui vous plaît chez lui ?
Il a dit : "le sport, c’est un jeu". Ça veut tout dire. C’est ça qui me plaît. La vie, c’est un jeu. Même encore aujourd’hui, c'est pour ça que je vais bien.
"Liège 1980... mes doigts sont encore sensibles"
Liège 1980, 45 ans après, vous vous en souvenez à part le doigt congelé...
Je n’avais pas qu’un doigt, j’en avais deux. Quand tu es devant, tu ne vas pas dire : « Je m’arrête parce que j’ai mal ». Tu vas au bout.
Mais à un moment, vous avez pensé à arrêter ?
Au ravitaillement, il me restait un équipier : Maurice Le Guilloux. Je lui ai dit : « Putain, s’il neige encore, Guimard va te faire fo*tre ». Et il neige pas, il me dit : « Enlève l’imper ». J’ai dit : « T’es con, il fait froid ! » Il m’a fait l’enlever, et comme j’ai eu froid, je me suis réchauffé… et j’ai attaqué !
Aujourd’hui, vos doigts sont encore sensibles ?
Hyper sensibles. Mais bon, je n'étais pas obligé. J’aurais pu faire comme tous les autres, abandonner. Mais quand tu es coureur, tu es coureur. Tu ne te plains pas.
"Les Super Mondiaux... Pogacar, Vingegaard et Evenepoel devraient être au départ"
Pour en revenir à Sallanches en 1980, vous souvenez-vous comment vous avez lâché Baronchelli ?
Dans le tour d'avant j’avais déjà essayé de lui mettre une piche nette mais il était revenu. Et je l'avais attaqué à 50 m du sommet. Et là, on changeait les vitesses en même temps et ce n'était pas les dérailleurs d'aujourd'hui. Lui, il touche au dérailleur : crac crac crac. Il est entre à la limite entre deux dents. Moi, je n'ai pas enlevé les dents. Et Bim ! Et comme il était à la limite, c'était fini. Il fallait que je trouve le moyen de le distancer.
Et vous pensez que la nouvelle édition en 2027, ça peut se jouer de la même manière ou la physionomie de la course sera complètement autre ? Désormais, on ne court plus pareil ?
On ne sait pas qui sera au départ. On ne peut pas dire aujourd’hui comment ça va se passer. Je peux m’imaginer qu’il y ait des coureurs comme Pogacar, comme Vingegard même, comme Remco, qui s’intéressent à ce parcours. Parce que ça leur convient.
Oui, mais est-ce qu’ils seront au départ ?
Logiquement, oui. Mais bon, il y a tellement d’aléas quand on voit toutes les choses qu’il peut y avoir. Quand on voit ce qu’il s’est passé autour du Pays Basque, il y en a quand même deux ou trois qui se sont bien ramassés.
"Croire en Vingegaard ? Pourquoi pas..."
Vingegaard, est-ce qu’il viendra ?
Pour l’instant, il n’a jamais fait les championnats du monde. Mais il veut faire le Rwanda déjà. On verra bien. C’est à partir de là qu’on verra. Il aura encore deux années avant de venir chez nous. Il faudra qu’il aille aussi au Canada.
Vous y croyez à Vingegaard sur une course d’un jour comme ça ?
Pourquoi pas ? Pourquoi tu vas lui interdire de pouvoir gagner quand on sait ce qu’il a pu faire sur le Tour ? Il n’y a pas de raison.
Il suffit que Pogacar soit légèrement en dessous. Il peut gagner. Il faut oser, c’est tout.