INTERVIEW - Emmanuel Hubert : «Arkéa-B&B Hotels ? Je me battrai jusqu'au bout»
Le tour des managers français continue sur Cyclism'Actu ! Après Dominique Serieys (Decathlon AG2R La Mondiale), Stéphane Heulot (Lotto), Marc Madiot (Groupama-FDJ) et Cédric Vasseur (Cofidis), c'est au tour d'Emmanuel Hubert de se livrer au micro de Cyclism'Actu. Le patron de la formation Arkéa-B&B Hotels a fait parler durant cette inter-saison, en tirant la sonnette d'alarme quant à la situation du cyclisme dans l'hexagone, mais aussi en expliquant les difficultés auxquelles il faisait face pour trouver des sponsors pour son équipe. Bref, 30 minutes d'entretien passionnant avec Emmanuel Hubert, à regarder et/ou à lire ci-dessous.
Vidéo - Emmanuel Hubert, patron d'Arkéa-B&B Hotels, à notre micro
"La saison 2024 ? Je la juge assez satisfaisante"
Est-ce que vous pouvez nous donner des nouvelles, comment ça se passe pour vous en tant que manager général d'Arkéa-B&B Hotels et aussi pour l'équipe en ce mois de janvier ?
Écoutez, ça part pas trop mal avec un double titre de Champion de France avec Amandine (Fouquenet) et Clément (Venturini). Ce cyclo-cross à Pontchâteau, presque sur des terres bretonnes... d'avoir deux maillots tricolores dès le début de l'année, c'est de bon augure. Ça me conforte sur l'existentiel du cyclo-cross et je pense que c'est quand même à bon escient de mettre une pièce sur le cyclo-cross parce que c'est un beau sport et quand on voit la ferveur du public qu'il y avait à Pontchâteau, j'estime que c'est loin d'être peine perdue.
Petit retour en arrière pour revenir sur cette saison 2024 qui a été marquée par la victoire d'étape de Kevin Vauquelin sur le Tour de France. En dehors de ça, des résultats peut-être un peu plus compliqués, notamment avec Arnaud Démare, qui est un des leaders de l'équipe. Comment jugez-vous cette saison avec du recul ?
Moi je la juge assez satisfaisante. Il est évident qu'on peut toujours faire mieux, on peut toujours faire plus. Maintenant quand on regarde l'équation financière, l'équation de la qualité de nos sportifs, de la qualité de notre équipe en général, moi j'estime que c'est une bonne saison. Des victoires, des secondes places qui sont loin d'être neutres, quand on regarde une deuxième place à la Flèche Wallonne, une deuxième place au Tour des Flandres... Je pense que ça se saurait si on était la plus grande équipe du monde.
Par rapport à Arnaud (Démare), je crois qu'il a déclaré quelques déboires, quelques soucis personnels et moi je serais tenté de dire que c'est tout à son honneur et à son épouse d'avoir pu dévoiler tout cela. Je pense que de parler, de libérer la parole, permet parfois de se soulager, permet aussi une certaine compréhension parce qu'on est quand même dans un milieu où on est public, donc parfois on se doit de dire les choses. Ce n'est pas forcément très évident quand ça touche le perso et je crois qu'on peut tirer un grand coup de chapeau à Arnaud et sa famille d'avoir pu dire tout ce qu'il en était. Moi je reste persuadé qu'Arnaud reste un champion, un grand sprinter et cette année avec une tête bien libérée, je pense qu'il fera une très belle saison 2025. En tous les cas, il est motivé, il a envie. Les voyants sont au vert maintenant, l'avenir nous le dira et je lui souhaite de tout mon cœur de réussir une belle saison 2025.
"Aujourd'hui, j'ai 54 ans, j'ai aussi grandi dans ma tête"
Après cette saison 2024, on a eu le Mercato. Un Mercato jugé assez difficile pour votre équipe, avec notamment les départs anticipés de Vincenzo Albanese et Clément Champoussin, qui étaient encore sous contrat. Au niveau des recrutements, on a eu quasiment exclusivement des coureurs de votre équipe développement. Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce qu'il s'est passé ?
Ce qui s'est passé, c'est que d'une part, dans certains contrats, il y a des clauses libératoires. À partir du moment où j'ai des athlètes qui sont possiblement libres, où ils font valoir leurs clauses, on se doit de les écouter. Parfois, c'est dommage au niveau sportif, parce qu'on est dans un milieu où il y a des points à aller chercher, il y a une équation aussi à faire valoir par rapport au classement UCI. Maintenant, ils ont choisi, on a discuté. À partir du moment où on pense à ailleurs, je pense qu'il faut être des grands garçons, se dire les choses, voguer par ses propres moyens et aller là où on a envie d'être.
Après, pour les recrues, je suis resté sur une certaine philosophie par rapport au fait qu'aujourd'hui, on a une équipe développement. Maintenant, si on prend des garçons dans une équipe de développement et qu'on ne leur donne pas le lead et la chance d'aller plus haut, je pense que ce n'est pas opportun d'avoir une équipe développement.
En tant que manager, personnellement, comment on se sent quand il y a des coureurs qui souhaitent partir ?
Je le prends d'un point de vue philosophique. Aujourd'hui, j'ai 54 ans, j'ai aussi grandi dans ma tête. On ne pense pas forcément les mêmes choses quand on a 25 ou 30 ans, qu'à 54 ans. Je le prends toujours du bon côté. Le tout, c'est de dire les choses et d'être des grands garçons. Et puis, on se bagarre aussi dans un milieu où il y a une forte présence financière. Et donc, quand on me donne 5 et qu'on me propose 7, je comprends tout à fait qu'à un moment donné, il y ait une discussion. Mais, comme je dis toujours, sur un plan paternaliste avec mes coureurs, "attention, ce n'est pas certain que l'herbe soit plus verte ailleurs". Et d'autre part, il ne faut pas faire n'importe quoi par rapport au fait de se dire "je vais gagner plus", parce que ce n'est pas forcément ça qui donne une pérennité dans la carrière. Il ne faut surtout pas faire du one-shot et penser à très court terme. Et parfois, c'est ce qui manque peut-être, d'avoir un vrai plan de carrière.
Transfert - Mercato Hommes 2024-2025... le récap' complet des transferts #Mercato #MercatoVELO #Transfert #TDF2025 https://t.co/HDtIk1NZVS
— Cyclism'Actu (@cyclismactu) January 9, 2025
"Si je peux trouver un grand et beau sponsor breton..."
Pour revenir sur ce qui a fait l'actualité de cette intersaison, on vous a vu assez alarmiste dans différentes interviews quant à l'avenir de votre équipe. Est-ce que vous pouvez un peu nous dire ce qu'il en est ?
Moi, je suis totalement un livre ouvert par rapport à tout cela. D'une part, nos contrats de partenariat arrivent à échéance fin 2025, mais ça, je dirais que c'est la vie normale de tous les jours. À un moment donné ça commence et à un moment donné ça peut s'arrêter. Donc, il faut négocier, soit retrouver de nouveaux partenaires, soit réactiver les partenaires actuels. Maintenant, je dirais que c'est la vie de tous les jours. On sait aujourd'hui que dans une équipe cycliste, les contrats sont assez court-termistes, entre une, deux, trois années... même s'il y a d'autres équipes où c'est beaucoup plus pérennes. On n'a que ce que l'on a et ce que les partenaires veulent bien faire. Et moi, je respecte tout à fait cela.
Mais j'ai été plus alarmiste sur le fait qu'il n'y ait pas un intérêt particulier post-JO. Aujourd'hui une équipe cycliste c'est beaucoup, beaucoup d'argent. Et donc, je pense qu'il faut raisonner sur un plan plus factuel, plus économique en disant, voilà, on veut que ça marche encore, qu'il y ait des nouveaux partenaires, que les partenaires continuent, et peut-être de les aider sur un plan fiscal… Je sais que ce n'est pas facile, parce qu'aujourd'hui, pourquoi une équipe cycliste ou une équipe de foot ou une équipe de basket serait favorisée par rapport aux boulangers du coin, ou aux restaurants du coin, ou à l'ETI ou la PME du coin. J'entends. Mais je pense que le sport est un très bon vecteur, on l'a vu pendant les JO. Et moi, je pense personnellement qu'il faudrait réfléchir à vraiment être plus en faveur des partenaires qui voudraient mettre de la finance dans le sport. Pourquoi ? Parce que le sport est une très, très belle et grande école de la vie. Et donc, il faut encourager à faire du sport, à faire du foot, à faire du basket... Maintenant, sur un plan fiscal, on a quand même une grande différence par rapport à nos concurrents étrangers. C'est tout simplement ça que j'ai voulu signaler. Mais on a la chance aussi, il faut reconnaître, d'être en France et d'avoir toutes les protections, que ce soit sociales, que ce soit sur le plan médical...
Comment vous jugez cette arrivée de sponsors d'État et de multinationales, comme Bahrain, UAE, Red Bull, INEOS... dans le vélo. Est-ce que c'est la disparition petit à petit des sponsors classiques, comme chez vous avec Arkea et B&B Hotels, ou chez Groupama-FDJ ? Est-ce qu'on se dirige petit à petit vers de plus gros budgets, donc de plus gros sponsors ?
Ce qui est sûr et certain, c'est que de plus en plus de gros budgets arrivent. Donc ça, c'est indéniable et le constat, il est là. Aujourd'hui, le budget moyen d'une équipe doit arriver aux alentours de 30-35 millions d'euros, avec 150 personnes... Mais, en France, on a également des concurrents étrangers, des travailleurs indépendants. Sans les charges, c'est quand même un peu plus facile. La conjoncture actuelle est aussi très anxiogène. Aujourd'hui, il y a beaucoup de choses qui n'avancent pas, il y a juste à suivre l'actualité. Je pense qu'il y a des partenaires qui seraient capables de mettre beaucoup d'argent, mais le climat anxiogène les freine. C'est un constat que moi je donne.
Pour les sponsors étatiques, ça fait partie de notre schéma. Ils sont là, donc on doit les respecter. Et si demain matin, un sponsor étranger reprend une équipe à 50 millions d'euros de budget... on ne va pas se priver. Ça serait quand même dommage. Maintenant ça existe, ces équipes et les personnes qui ont pu trouver ses partenaires, bien tant mieux pour eux. Je n'ai aucune jalousie, à nous, à moi, de faire pareil. Mais si je peux trouver un grand et beau sponsor breton, continuer avec mes partenaires d'aujourd'hui, eh bien, je ne serai que plus fier.
Route - 500 000 euros de salaire moyen pour un coureur du WorldTour en 2025 #WorldTour #SalaryCap #PrizeMoney #UCIWT #Pogacar https://t.co/t8c5XBYD71
— Cyclism'Actu (@cyclismactu) December 5, 2024
"Le WorldTour ? Il ne faut pas jouer d'hypocrisie"
Vous avez également déclaré que 60% des équipes françaises pourraient disparaître dans les prochaines années, vous gardez ce point de vue ?
Si on continue comme ça, je reste sur ce même point de vue. Je n'ai pas tous les arguments et toutes les solutions pour que ça change. Je pense qu'il faut peut-être remodéliser notre sport. Il faut peut-être repenser certaines choses. Et pour ça, je pense qu'il faut se mettre autour d'une table. Parfois, on a un manque de communication entre les équipes, et ça, c'est bien dommage. Chacun voit sa petite paroisse ou sa grande paroisse. Et puis, si l'autre est en difficulté, ce n'est pas forcément le souci du voisin. Il faut que toutes les parties prenantes se mettent autour d'une table, que ce soit les organisateurs, que ce soit les médias, que ce soit les équipes et puis les coureurs. Je pense que tous ces acteurs doivent se parler, communiquer. Peut-être que je me trompe totalement, mais à partir du moment où on voit un danger, je pense que ça mérite d'avoir une discussion, des éclaircissements et peut-être de penser à améliorer le modèle qui existe.
Vous êtes actuellement 19e du classement UCI. On rappelle que c'est sur un classement sur trois saisons et que 2025 sera la dernière année. Vous êtes à la première place relégable, avec environ 2000 points de retard sur Cofidis. Est-ce inquiétant ? Voulez-vous absolument vous battre pour rester en WorldTour ? Est-ce qu'une descente serait grave ?
Je resterais toujours sur mon point de vue. Comme je dis toujours, il ne faut pas jouer d'hypocrisie, il ne faut pas dire que d'être en deuxième division, c'est bien. Non, c'est mieux d'être WorldTour que de ne pas y être. Après, il faut relativiser. Ce n'est pas forcément une fin en soi non plus d'y être. La seule chose, c'est qu'il y a quand même certaines conditions qu'il faut avoir, c'est-à-dire d'être dans les deux premières équipes de deuxième division (ce qui donne une invitations automatiques à toutes les épreuves WorldTour, ndlr). Après, c'est vrai que d'être WorldTour te donne une certaine sérénité dans la participation au programme des grandes courses et notamment du Tour de France. Pour un partenaire, d'y être ou de ne pas y être, c'est aussi complètement différent. Ce n'est donc pas forcément une fin en soi, mais il faut quand même se battre pour le WorldTour. C'est le leitmotiv que j'ai donné, de se battre jusqu'au bout, tant que la ligne n'est pas franchie. Je rappelle que 1 000 points, 2 000 points, 3 000 points sur une saison, ce n'est pas forcément énorme.
"Je me battrai jusqu'au bout"
Quels sont vos objectifs pour cette saison 2025 ?
Moi, j'ai toujours des attentes. D'une part, c'est que les équipes soient - quand je dis les équipes, que ce soit la féminine, la développement, la WorldTour ou le cyclo-cross - affichent du plaisir et beaucoup d'envie. Et à partir du moment où il y a l'envie, il y a de la création, il y a ce qui va avec, c'est-à-dire des victoires, des 2e places, des 3e places. Mais le tout, c'est d'avoir le sentiment d'avoir tout fait pour réussir. Et à partir du moment où on a tout fait, ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu'on n'a rien à se reprocher et on a tout mis dans les bonnes cases pour réussir le meilleur projet possible. Maintenant, comme j'appelle à le dire et heureusement d'ailleurs, le sport n'est pas tout le temps une science exacte. Ce n'est pas tout le temps le plus fort qui gagne, et tant mieux. Donc, ça donne la permission, la liberté de se dire "écoute, moi, cette course-là, certes, il y a lui et lui qui sont au départ ou elle et elle qui sont au départ, mais peut-être que j'ai permission de croire de gagner". Et ça, ça reste quand même la qualité première de notre sport, mais ça devient de plus en plus compliqué, parce qu'on s'aperçoit que les grandes équipes aussi ont besoin non seulement de victoires, mais aussi de points.
Pour conclure, qu'est-ce qu'on peut vous souhaiter personnellement pour cette saison 2025 ?
Sur un plan personnel, moi, du moment que la santé aille et que ma famille aille, c'est ce qui me convient. Maintenant, ce qui me tient le plus à cœur, c'est que l'équipe puisse perdurer. Pourquoi ? Parce que j'ai une âme vraiment familiale dans cette équipe, ça représente 150 salariés, ça représente donc beaucoup de personnes, c'est une PME, et donc je me battrai jusqu'au bout pour soit convaincre encore les partenaires existants, ou en convaincre d'autres. Le rayonnement que l'on a sur les routes françaises, sur les routes mondiales, je veux que ça continue justement par rapport à tout ce personnel qui est estampillé rouge et noir, tatoué rouge et noir, et avec le cœur qui brille toujours, les yeux qui brillent toujours. On n'a fait que progresser d'année en année, et aujourd'hui, c'est grâce à mes collaborateurs. Et donc, c'est pour ça que moi, sur un plan personnel, je me souhaite beaucoup de choses, mais c'est surtout pour l'équipe que je me battrai et pour l'âme qui règne tout au long de l'année et depuis de nombreuses années tous ensemble.